Perversion narcissique : quand la parole devient une arme
On entend souvent parler de perversion narcissique. Mais quels en sont les caractéristiques et les enjeux d’un point de vue clinique ?
Il faut savoir que la perversion narcissique est à envisager à partir de son rapport particulier à la parole. En effet, elle ne sert pas à communiquer et entrer en relation avec autrui, mais à agir sur l’interlocuteur en cherchant à susciter en lui des sentiments négatifs qui vont le pousser à la faute, à la culpabilité. Cette faute lui sera ensuite reprochée grâce à une inversion des places et des rôles. C’est alors qu’on assiste à un retournement de situation : le bourreau se fait passer pour la victime.
Pour parvenir à mettre en place ce mécanisme d’inversion, le pervers narcissique a recours à une logique et un langage pervers. Qu’est-ce que cela signifie ? Comme nous l’avons dit, cela implique un refus de la parole comme moyen de communication, au sens de partager quelque chose avec quelqu’un ou entrer en lien avec autrui. Pour le pervers, cet usage du langage est trop angoissant. Ce dont il s’agit, c’est de dominer et de contrôler l’autre, intolérable parce que différent de lui. Pour ce faire, des travaux ont révélé deux traits principaux caractéristiques d’un discours pervers : l’injonction paradoxale et la disqualification.
L’injonction paradoxale ou la double contrainte
L’injonction paradoxale consiste à donner à un interlocuteur deux injonctions qui s’opposent mutuellement. Pour donner un exemple concret, on peut imaginer un enfant à table, avec devant lui des pâtes et des lentilles. Il souhaite prendre des pâtes, mais sa mère lui dit : “prends plutôt des lentilles, il faut manger des légumes”. Il se sert alors des lentilles. Une fois qu’il a terminé, sa mère lui demande : “mais tu n’aimes plus les pâtes ?”
Cela a pour effet de produire un état de sidération qui vient “geler” la capacité à penser, à raisonner, facilitant la manipulation. L’interlocuteur est paralysé, car quoi qu’il fasse, cela ne conviendra pas. Il s’agit d’un véritable nœud, ou “double nœud” pour reprendre la traduction que propose Racamier de la découverte des palo-altistes. L’émetteur de l’injonction paradoxale se place comme étant impossible à satisfaire, s’assurant ainsi de la faute inévitable de celui qui devra obéir à sa double contrainte. Cela contribue à une relation que l’on qualifie communément de relation d’emprise.
La disqualification
La disqualification est un autre précédé rhétorique pervers, qui peut être assez violent psychiquement pour celui qui en est victime. La qualification consiste à nier ce que l’autre pense ou ressent. Pour reprendre les termes de Didier Anzieu, le paradoxe de la disqualification “tient en ce que le jugement communiqué au sujet sur lui est une dénégation du vécu même du sujet, de la perception que celui-ci a de ses sensations, de ses pensées ou de ses désirs“.¹
Voici un exemple pour illustrer ceci. Anzieu relate le cas d’une enfant à qui les parents font prendre un bain brûlant. L’enfant, écarlate et haletante, se plaint que l’eau la brûle, ce à quoi les parents répondent que la température du bain est parfaite et qu’elle joue la comédie.
L’enfant vit une véritable disqualification de ses ressentis et de sa perception. Elle est amenée à croire soit au témoignage de ses sens, soit à croire son objet (les parents) ; elle doit choisir entre la confiance de son Moi et l’amour de l’objet. Autrement dit, elle est littéralement écartelée entre son Moi et son objet. Si la disqualification est fréquente voire constante, des activités du Moi qui sont d’ordinaire naturelles comme percevoir, sentir, penser, vont devenir conflictuelles. Cela peut alors engendrer un clivage, qui à la longue peut déboucher sur une dissociation traumatique, semblable à celle que l’on rencontre dans les états de stress post-traumatique.
La disqualification est terrible parce qu’elle est le contraire de toute reconnaissance narcissique de l’activité du Moi. Comme le dit René Roussillon dans son ouvrage Pour une épistémologie des paradoxes psychologiques :
La disqualification est une anti-reconnaissance. […] Elle signifie au sujet disqualifié que, concernant quelque chose qui le touche de près, il n’a rien à en dire, il n’a pas à en communiquer quoi que ce soit, mieux, il n’a pas à en penser quoi que ce soit. Globalement, elle lui signifie qu’il n’est rien.
La rhétorique perverse dans le discours “normal”
Les méthodes de disqualification sont innombrables et constituent un indicateur important de la présence d’une perversion narcissique. Néanmoins, elles n’émanent pas nécessairement des mêmes intentions destructrices. Nous avons tous à un moment donné disqualifié quelqu’un. Cela ne fait pas de nous des pervers narcissiques pour autant. S’il est vrai que les paradoxes logiques sont toujours “des expressions de la pulsion de mort” (Anzieu), il faut savoir que l’usage de la rhétorique perverse est considérée comme “normale” si elle est employée uniquement dans un but défensif. Ce qui caractérise la perversion narcissique est au contraire un usage offensif des paradoxes logiques.
En ce sens, la perversion narcissique est une “prédation morale. Une attaque du moi de l’autre au profit du narcissisme du sujet. Une disqualification active (plus ou moins habile et subtile) du moi de l’autre et de son narcissisme légitime”.²
Notes
¹ Didier Anzieu, (1975), « Le transfert paradoxal. De la communication paradoxale à la réaction thérapeutique négative », in Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 12, p. 49-72.)
² Paul-Claude Racamier, (1987), « De la perversion narcissique », in Gruppo, Revue de Psychanalyse Groupale, n°3, Paris : APSYG, p. 11-25. (Propos souligné par l’auteur.)
Source de l’article : perversion narcissique et psychopathie